Des fois les gens me taquinent avec mon apparence... me disant « sac d’os », « t’as pas de peau comment peux tu avoir la chair de poule?» ou encore « Tu manges? Mais à quoi bon? T’es déjà mort... ».
Et quand je leur dis que malgré cette apparence j’éprouve les mêmes besoins vitaux qu’eux, ils me demandent «Comment ça se fait? Explique! T’étais un humain avant?», mais je n’en sais pas plus qu’eux. Dernièrement on me le demande tellement que j’ai pris la décision de vous raconter mes souvenirs les plus lointains… Avant de commencer, vous devez savoir que tout ne se passe pas exactement tel que j’en ai parlé dans la missive adressée aux secrétaires lors de mon arrivée. Pourquoi? Parce que même si mon passé pourrait faire de moi quelqu’un de « torturé » je ne voulais absolument pas être considéré comme tel ni attirer la pitié des autres. Maintenant que vous me côtoyez depuis quelques temps je pense que vous me connaissez assez et que vous avez le droit que je vous parle de mes souvenirs.
Le premier et sans doute le plus dur à revivre est celui de ce qu’on pourrait appeler ma « naissance »…Par où commencer? Je dois avouer que c’est un peu confus…Combien de personnes peuvent se vanter de se rappeler clairement de leur naissance? Mais s’il y a bien une chose dont je me souviens c’est de prendre conscience qu’il faisait:
*Sombre…tellement sombre…*
- Grramoa!
- Graaa gourg gulap!
*Qu’est-ce… que ça? Et cette sensation… douleur... je…j’ai mal...horriblement mal. Mais je ne peux crier… ou même bouger… Que m’arrive-t-il? Bouge-toi bordel! Allez ouvre les yeux! Essaye de bouger ou même de parler…cette douleur devient insupportable et tu ne peux pas le hurler?*
- Kaaarji Gajrep!
- Grajaja ! *craaaac* *crontch crontch crontch glup* Grohadar!
- Mmh…
*Je…j’ai entendu ma voix j’ai réussi à murmurer ! Allez concentre toi!*
- Grou ?
- Graaaarf grof
*Des personnes semblent proches elles vont peut-être pouvoir m’aider! Il faut vraiment que j’arrive à me faire entendre!*
- Mmhhhh..de...
- Graaarf! Grouarg!
- Grrraaaaaorg!
*J'y suis arrivé et elles m’ont entendu mais leurs voix semblent indistinctes on dirait des grognements.*
- Graaaaaaaaaaaarfff! *CRAC*
- RHAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA!! QUELLE DOULEUR PUTAAAAAAAAAAAAAAIN!
Ainsi naquit le petit Lumi qui en l’espace de quelques minutes réussit à respirer et crier des insultes sans passer par l’apprentissage des mots… plutôt précoce non?
Et déjà mon don impressionnait les gens, j’eus le temps de voir les silhouettes de deux kanigrous disparaître au loin, sans doute surpris par mon talent de vocaliste. La première chose qui me vint à l’esprit fut quelque chose genre « Ouf! Je leur ai fait peur et ils se sont enfuis, j’ai du pot! ». Puis j’ai voulu me redresser sur mon séant et sous le coup de la douleur que cela provoqua, mon regard se posa sur mon corps et je vis:
- Ce… ce sang. Tout ce sang! Merde je… j’ai mal! Est-ce… mon sang? Et ça… ce…c’est…des… des os et des organes? Partout…quel carnage! Et c’est sur moi qu’il a eu lieu? Mais…mais mais… pourquoi je ne suis pas mort?
Et oui à peine né, je commençais déjà à parler seul et à voix haute comme un p’tit vieux. Il fallu un petit moment pour que j’encaisse ce que j’avais sous les yeux, à savoir mon propre corps lacéré, les os à l’air, la chair dévorée en quelques endroits, pas mal d’organes traînant un peu partout. Une fois le tout digéré je fis ce que je fais toujours pour me rassurer, je sors une boutade:
- Pourvu que maman passe pas dans le coin, en voyant le bordel elle me demanderait sûrement de tout ranger et je m'en sens pas capable!
Et c’est alors que frappé d’effroi je me rendais compte que je ne me rappelais de rien d’autre. Ce fut comme si le fait de ne pas chercher à me souvenir m’avait permis d’obtenir une bribe de mon passé. Mais dès que j’ai commencé à essayer de savoir comment j’en étais arrivé là, il me fut impossible d’obtenir la moindre information. Et c’est encore le cas aujourd’hui, le néant total mis à part le fait que j’ai (j’avais?) une mère, qu’elle détestait le bordel et que moi je détestais (et déteste toujours) ranger le bordel. C’est mignon non? Je suis persuadé que ma mère serait touchée de voir le souvenir que je conserve d’elle: une emmerdeuse!
Finalement voyant que la nuit commençait à tomber, je pris l’initiative de « nettoyer mon corps », c'est-à-dire arracher la chair, les organes et tout le reste qui étaient encore sur moi et foutre un peu plus de bordel. Pourquoi j’ai fait ça plutôt que d’aller voir un toubib? Je ne peux l’expliquer très honnêtement si je dois donner un nom à ce qui m’a poussé à agir ainsi je dirais que c’est l’instinct. Je ne réfléchissais plus à ce qui m’était arrivé, et j’avais comme certitude qu’il fallait que je passe par là si je voulais continuer à vivre. Mais aujourd’hui je pense avoir agit de la meilleure manière possible. Le temps de rassembler toutes mes « affaires » et de trouver un eniripsa ma chair aurait pourri. Et puis franchement je pense pas qu’il aurait été disposé à m’aider en voyant mon état plus proche d’un zombie que d’un être vivant.
Une fois la tâche de nettoyage achevée, il m’arriva ce qui m’arrive toujours quand j’ai fini un boulot. Je me sentais:
*Trop crevé… Complètement mort. Enfin façon de parler. Mais bon faut que je dorme j’en peux plus. Je crois que j’suis en train de vivre la journée la plus folle de mon existence et j’ose même pas imaginer ce que sera demain. Heureusement qu’il fait pas froid… Tient mais comment je peux ressentir la température moi? Boarf on s’en fout…dodo… Tient ici ça fera l’affaire*
Je me suis allongé contre une souche, exténué et alors que je commençais à m’endormir, je me suis dit qu’il me faudrait quand même un nom pour me désigner. Et alors que je voyais les reflets des scintillements de la lune sur mes os, un mot, un seul et unique jailli dans mon esprit. De la même manière que je m’étais rappelé les informations sur la mère. Ce mot semblait être venu de plus loin que je ne peux l’imaginer, comme pour répondre à un appel. Etait-il mon prénom? Foutrement aucune idée car il n’a pas vraiment de sens pour moi. Tout ce que je peux vous dire c’est que désormais:
- Je suis Lumi….
Et voilà c'est sur ces belles paroles que je pars, plongeant de là où je venais. Ces ténèbres environnantes, réconfortantes, là où toute cohérence et toute pensée n’est d’utilité. Et curieusement je me suis endormi en pensant aux premiers mots qui me sont venus lorsque j’ai commencé à me réveiller:
*Sombre…tellement sombre…*